Alors que se profile ce dimanche 24 avril le second tour de l’élection présidentielle, dont l’issue verra Emmanuel Macron ou Marine Le Pen investir le palais de l’Élysée, l’écart entre les deux candidats, s’il demeure en faveur du premier cité, se révèle beaucoup plus ténu qu’il ne l’était il y a cinq ans. Dans cette perspective, l’Hexagone est suspendu, au premier chef, aux décisions d’un archipel de quelque 7,7 millions d’îlots ayant le 10 avril apporté leurs voix à l’Union populaire de Jean-Luc Mélenchon.
Deux principales raisons à cela : premièrement, l’électorat de cette « nouvelle » gauche représente près de 22% des votes exprimés et constitue donc le troisième bloc qu’ont mis au jour ces échéances présidentielles, avec l’extrême droite, incarnée par Marine Le Pen, mais aussi Éric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignan, et un « hypercentre », La République en Marche, qui a su siphonner les partis traditionnels que sont – qu’étaient ? – le Parti socialiste et les Républicains. En second lieu, si Yannick Jadot, Fabien Roussel et Anne Hidalgo ont immédiatement appelé au report de voix de leurs électeurs sur Emmanuel Macron. Jean-Luc Mélenchon, lui, a appelé à « ne pas donner une voix à Mme Le Pen », sans toutefois fermer la porte à l’abstention ou au vote blanc, conscient de l’ineffable dilemme pour ses électeurs d’avoir « à choisir entre deux maux dont [ils sentent] à la fois qu’ils sont importants pour [eux]-mêmes et qu’ils ne sont pas de même nature ».
Emmanuel Macron s’est empressé de solliciter l’électorat de gauche, en prenant comme moteur l’écologie, thème crucial de l’Union populaire ou d’EELV ; mais l’annonce selon laquelle son Premier ministre serait directement en charge de la planification écologique, a rapidement été interprétée comme une forme de « fête de la nature » et laissé une nouvelle fois aux destinataires de son message l’impression cuisante d’être sempiternellement pris « pour des jambons », pour paraphraser ceux qui en ont gros.
Comment leur en vouloir ? Elles et eux qui ont reçu pour seule récompense de leur barrage à l’extrême droite en 2017, l’utilisation d’une sémantique droitière et vécu cinq années en contradiction avec leurs aspirations profondes. N’en déplaise aux partisans les plus forcenés du néolibéralisme, le 1er mai n’est pas la fête du Travail, mais bien la Journée internationale de lutte pour les droits des travailleurs, et s’il y a quelques années elle conservait de festives apparences, elle est aujourd’hui noyée sous les lacrymogènes, à tel point que par sécurité nombre de parents refusent d’y emmener leurs enfants. La France le doit à des hommes qui s’érigeaient en protecteurs de la démocratie et de l’humanisme face à la violence de l’extrême droite.
Au-delà de ces aspects, il s’agit pour l’électorat de gauche de conforter dans son pouvoir un président et un gouvernement auquel il attribue, la casse de l’hôpital public, le démantèlement de l’école, et des services publics en général, le grignotement des acquis sociaux, la marchandisation des produits, services et individus, le creusement du fossé entre l’élite et le peuple, les classes aisées et celles populaires.
Plus, cela serait trop, pour user d’une lapalissade. Et ce trop est vraisemblablement l’avenir. Sous Marine Le Pen. Sous Emmanuel Macron.
Qu’on se rassure : l’électorat de l’Union populaire provient pour tout ou parties de courants de pensée s’accommodant fort peu d’une extrême droite revendiquée comme ennemie historique et atemporelle. Il n’est guère à craindre que les digues cèdent et qu’un report important de ces voix se fasse au profit de l’extrême droite. Un quinquennat du RN serait destructeur à de multiples égards ; il n’est aucunement souhaité par une importante majorité du peuple de gauche. Mais en cet instant, une question vaut le coup d’être posée et soupesée : par quels cheminements en sommes-nous arrivés à ce que des gens de gauche se posent pour la première fois la question de trancher si Marine Le Pen pourrait être moins dangereuse qu’Emmanuel Macron ? Demeurent, enfin, les innombrables qui, une nouvelle fois, se martyriseront à tanguer sous la houle avec les pagaies émiettées du vote barrage, de l’abstention, du vote blanc, le foisonnement de celles et ceux qui savent, dans la solitude et le tréfonds de leur âme, qu’il n’existe aucun bon choix à leurs yeux. Chacun.e devra décider dans l’obscurité épaisse de sa conscience, quel est le choix le moins néfaste, à sa vie – non simplement ses « intérêts » – celles de ses proches, au bénéfice de son milieu social et culturel, celui de la France, étant engagé que l’abstention ne favorise guère le président sortant. À ces égards, donner une voix – voire n’en pas donner – n’est jamais anodin, surtout dans ces conditions. Cela engage le corps, l’esprit et l’être. Cet engagement, et les affluents et confluents de la pensée qui y ont mené, demeurent respectables.
Emmanuel Macron, pour l’heure, demeure favori, et sauf retournement de situation, briguera un second mandat. Dans l’hypothèse de sa réélection, il serait inspiré de ne pas considérer ce report de voix comme un vote d’adhésion, et de se montrer soucieux d’apporter des garanties à celles et ceux qui l’auront réinvesti, surtout, celles et ceux qui l’auront fait à leur corps défendant. Entre inflation galopante, précarité envahissante, fracture entre deux mondes, la situation aujourd’hui est pire que celle au sein de laquelle la hausse des TICPE inaugura le mouvement des Gilets jaunes.
Raphaël Gazel